Nina et Alex amarrent leur annexe à
l’arrière du bateau de Raymond dans le mouillage du Petit Versailles au fond
du Cul-de-sac du Marin. Le pneumatique de Dom et Béa est déjà
là.
Dominique et sa compagne Béatrice sont des plongeurs sous-marins
de l’extrême. Ils semblent être nés avec un détendeur dans la bouche. La
plongée trimix à quatre-vingts mètres de profondeur n’a aucun secret pour
eux et même s’ils semblent parfois être un peu des têtes brûlées, ils
savent parfaitement ce qu’ils font. Dom la trentaine a eu un tendon pectoral
sectionné dans un accident de moto ce qui lui a occasionné une faiblesse du
bras gauche sur certains mouvements mais lui a permis de rencontrer Béa de deux
ans son aînée, kinésithérapeute de son état et tout aussi passionnée de
plongée sous-marine que lui. Ils se sont d’abord installés à Saint Martin
où ils sont arrivés de Bretagne avec leur bateau. Béa faisait des
remplacements ou à l’occasion massait des touristes dans les hôtels et Dom
donnait des leçons de plongée.
Raymond qui vient accueillir les
nouveaux arrivants sur la plate-forme arrière de son bateau est un bon vivant
à l’accent provençal bien marqué. Ancien dentiste stomatologue spécialisé
dans la chirurgie maxillo-faciale à la retraite depuis longtemps, il a rendu le
sourire à des centaines d’accidentés de la route mais continue de se
présenter comme arracheur de dents. Un de ses sujets de discussion favori est
d’expliquer comment il a raté sa vie sous prétexte que sa femme, chanteuse
d’un groupe ayant rencontré un certain succès à une époque, est partie
avec un plus jeune et surtout beaucoup plus riche que lui, décédé quelques
années plus tard. C’est un grand copain d’Alex. Ils se sont rencontrés il
y a longtemps par radio alors qu’Alex effectuait une traversée de
l’Atlantique. Ils se sont contactés quotidiennement car, en plus de faire du
bateau, Raymond est un radioamateur passionné. À l’époque du téléphone
par satellite, de l’internet et de la 5G, il continue de discuter avec des
amis du monde entier en morse. Il met une demi-heure pour échanger trois mots
avec un de ses semblables en utilisant des appareils qui coûtent une fortune
alors qu’il pourrait le faire en quelques secondes avec un téléphone
portable à cinquante euros. Mais même si cela ne sert à rien, il trouve
tellement plus satisfaisant de le faire sans dépendre de personne. D’ailleurs
il ne manque jamais de rappeler que même l’armée avec tous les moyens
technologiques à sa disposition, entretient toujours des stations hertziennes
réparties dans le monde dont une en Martinique. S’il n’entend pas ce que
vous lui dites car ses tympans ont un peu durci, il vous dira « QRZ » que
ses amis ont fini par traduire : « Pouvez-vous répéter ? » Et les
conversations avec lui sont souvent ponctuées de ce code issu du langage
radioamateur. Il y a quelques années il a hérité de celui qui lui avait volé
sa femme. Celle qui était restée officiellement son épouse est décédée en
lui laissant donc le montant de l’énorme assurance vie dont son amant avait
fait d’elle la bénéficiaire et qu’elle avait peu dépensée. Hormis quand
même une certaine tristesse d’apprendre que sa femme avait disparu bien
qu’il ne l’ait plus vue depuis dix ans, l’histoire l’a bien fait rire.
Cela lui a permis d’acheter un bel appartement en Martinique à la résidence
de la Baie d’où il domine toute la marina et un beau voilier qu’il peut
voir de sa terrasse. Il avait besoin d’un bateau pas trop sportif car son
cœur n’est pas non plus au maximum. C’est pourquoi ce Maramu 2000 qui
était à vendre au Marin lui a tout de suite plu. Grâce à ses enrouleurs et
winchs électriques, son propulseur d’étrave dont les commandes sont
centralisées à proximité de la barre et les mouvements doux de ce bateau
lourd, il peut, tout en restant assis sur son siège, relever l’ancre,
dérouler les voiles, les régler et partir en mer. Son bateau n’est plus tout
à fait standard. Avec l’aide d’Alex, tout ce qui est nécessaire à un
radioamateur de sa trempe a été installé à bord, ce qui a nécessité encore
plus d’antennes que sur le Sirius. À l’intérieur, une des cabines arrière
a été transformée en salle des radios. Bien sûr, c’est toujours Alex qui a
équipé le bateau avec les mêmes systèmes de navigation que ceux du Sirius
dont un grand écran à l’intérieur et un autre devant la barre pour
l’ordinateur de navigation. Raymond a dû accepter l’installation d’un
système de communication par satellite bien que cela soit contre ses
convictions probablement en raison du côté trop pratique.
— Bonsoir
comment va ?
— Ça va. Dom et Béa sont là ? Ça sent
bon.
— Il n’y a pas qu’eux, je vais vous présenter des amis. Dom
a péché une dorade qu’il est en train de préparer. Il paraît qu’il est
spécialiste.
— Oui on sait, il nous a déjà fait le
coup.
Nina et Alex descendent dans le grand carré de L’Ombre
Blanche. Dom s’affaire à la cuisine et Béa est en discussion avec deux
autres amis que Raymond leur présente :
— La pitchoune là, c’est
Murielle, ma voisine. Elle est douanière…
Un moment de silence puis
dans un rire tonitruant à l’accent du midi rajoute :
—
Défroquée, elle n’y croit plus, elle a rendu sa
soutane.
Ouf !
Murielle, fille de policier et de femme de
policer, petite fille de gendarme et de femme de gendarme, nièce de douanier et
de femme de douanier, vient donc d’une famille d’hommes en uniforme et de
femmes qui admirent l’uniforme. Selon ses dires, le seul homme sans uniforme
de la famille serait un espion. Elle a fini son droit il y a quelques années,
aime les voyages et a un goût marqué pour l’aventure et la mer. Qui dit
voyages dit frontières. Elle aime la mer, elle sera donc marin des douanes.
Heureusement pas longtemps. De longs cheveux bruns bouclés et épais, de grands
yeux noirs et un sourire qui respire la franchise. Elle, douanière ? Non ce
n’était pas possible.
— Le grand là, c’est mon petit neveu
Patrick qui m’a enfin fait le plaisir de venir me voir en Martinique. Ça fait
plusieurs années que je l’attends mais il est toujours en voyage. Il est
reporter et ne veut pas me croire quand je lui dis qu’il y a un sacré article
à faire rien que sur les fadas qui vivent dans le coin sur leurs
bateaux.
Patrick rentre d’un reportage un peu compliqué dans les
milieux de l’orpaillage clandestin qui l’a conduit au Brésil, en Guyane et
au Venezuela. Il parle couramment l’espagnol. Il a rencontré des tas de gens
pas très fréquentables et s’est plongé dans l’enfer des orpailleurs où
celui qui fait fortune n’est pas forcément celui qui creuse mais celui qui
vend la pelle. Patrick avait besoin de souffler un peu. Il est aussi plongeur,
il a beaucoup navigué et il connaît bien la région et les Caraïbes.
Dom
a déjà allumé le four et il commence à faire chaud dans le
bateau.
— Venez dans le cockpit, il fera plus frais pour le ti-punch.
Béa passe nous tous les petits trucs sur la cuisine qu’on grignote un peu
pendant que Dom bosse.
Tout le monde s’installe autour de la table
dans le grand cockpit confortable. C’est une belle soirée tropicale. Il fait
déjà nuit depuis presque une heure. L’apéritif est servi ti-punch,
planteur, Lorraine, Carib, pastis… Béa raconte leur partie de pêche. Partis
ce matin en direction du Diamant puis retour au moteur face au courant, la
traîne en remorque, ça a fini par mordre à trois miles du Diamant. Une belle
dorade de deux kilos qui n’aura pas le temps de s’ennuyer.
—
C’est une costaude, on s’en est vu. On l’a sortie au
winch.
Patrick qui a déjà assassiné quelques poissons
explique :
— Quand une dorade est trop forte et que tu risques de
casser en la sortant, tu lui sors juste la tête de l’eau, tu attends qu'elle
ouvre la bouche et tu lui sers un calva. Ça l’endort et la parfume en même
temps.
Nina choquée lève les yeux au ciel.
— Plus facile
à dire qu’à faire, répond Béa.
— Si ça ne marche pas, tu te
consoles avec le calva.
Dom qui faisait des allées et retours entre la
cuisine et le cockpit, finit par annoncer que la dorade est cuite. Il était
temps car il n’y a plus de rhum.
Tous les convives descendent dans le
carré en essayant de ne pas rater de marche et découvre une superbe dorade
sauce au poivre. Raymond sort deux bouteilles de Pouilly-Fuissé. Il faudra bien
ça car Dom aime le poivre.
— C’est un chef d’un grand restaurant
du nord de Lyon qui m’a appris à préparer la dorade.
— Et c’est
lui qui t’a appris à mettre autant de poivre ou tu n’as pas bien
écouté ? lui répond Béa.
Tout le monde rit. La dorade est exquise.
Le bourgogne aussi.
Patrick est content de rencontrer des gens comme
Dom et Béa. À l’occasion d’un reportage sur la DRASSM, il a eu
l’occasion de plonger au Grand Congloué près de l’île Riou au large de
Marseille sur les restes de deux navires perdus à un siècle d’intervalle et
dont les épaves se sont très exactement superposées et d’où ont été
sorties des quantités énormes d’amphores et de céramiques. Dom raconte
comment il a payé ses études d’architecte en vendant le corail rouge qu’il
allait chercher parfois jusqu’à cent mètres de profondeur en Corse et en
Tunisie en respirant des mélanges de gaz. C’est de la plongée à haut
risque. Les corailleurs plongent seuls. Pour vingt minutes de plongée il faut
trois heures de décompression. Il faut travailler vite. La décompression peut
se faire en caisson ou alors le plongeur doit récupérer des bouteilles pour
finir sa décompression avant de sortir de l’eau ou respirer de l'oxygène
dans un narguilé. Tout cela uniquement pour faire des bijoux.
Dès que
l’on parle de plongée sous-marine sur un bateau surtout après un repas bien
arrosé, on voit briller dans les yeux des participants des coffres ouverts
débordants de pierres précieuses brillantes sur un fond d’épave et de
corail. Les petits garçons particulièrement ont tous fantasmé sur ces images
et sept personnes rassemblées pour une douce soirée dans le carré d’un
bateau à l’ancre dans les Caraïbes ne sont au fond que des grands enfants
qui mettent leurs moyens d’adultes au service de leurs rêves de gosses et
c’est dans cette ambiance que Murielle annonce d’une petite voix
hésitante :
— Moi je sais où il y a peut-être un trésor et je
suis la seule à le savoir.
Tous en cœur lancent :
— Où
ça ?
— Sur ton livret de caisse d’épargne ? plaisante
Dom.
— Non pas du tout. En fait ce n’est pas très loin mais
c’est profond et je ne sais pas exactement ce que c’est. Mais ce que je peux
dire pour l’avoir vu, c’est qu’il s’agit d’une caisse d’environ
cinquante centimètres de long et lourde.
Il n’en fallait pas plus,
l’excitation est à son paroxysme.
— Explique.
Pour la
première fois, Murielle va raconter son histoire et dire pourquoi elle n’a
pas fait carrière dans la douane.
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