Le Sirius est un cotre de douze mètres
de long, âgé de vingt-cinq ans. Il a été construit sur des plans d’un
architecte naval connu pour avoir conçu plusieurs bateaux d’expédition
polaire avec comme critère de base la solidité. Sa coque, en fibre de verre,
blanche avec une bande gris perle est surdimensionnée et plus robuste qu’une
coque en acier. C’est un bateau large avec un grand volume habitable. Son rouf
commence à l’arrière du mât ce qui libère un grand pont avant. La descente
et la partie avant du cockpit sont protégées par un pare-brise et une
casquette qui abritent l’équipage des embruns. À son âge, ce bateau ne
montre pas le moindre signe de fatigue malgré les conditions difficiles qu’il
a parfois dû affronter au cours de nombreuses navigations transatlantiques
entre la France et les Caraïbes.
Un jour, vers les Acores, devant
forcer un passage resserré contre le courant dans un fort coup de vent, Alex a
vu son bateau escalader une vague si abrupte qu’il s’est demandé si
l’étrave n’allait pas passer par-dessus la poupe et le bateau faire un
looping. Le voilier est monté jusqu’en haut de la vague et a continué vers
le ciel sans doute jusqu’à l’arrière de la quille puis est retombé de
l’autre côté dans des gerbes d’eau étincelantes. Arrivé en bas, il
s’est planté dans l’eau jusqu’au mât avant de reprendre provisoirement
une position un peu plus normale. Une autre fois, Alex a vu le toit d’une
maison s’envoler au-dessus de son bateau. Ce jour-là, un cyclone sévissait
et emportait tout sur son passage. Le Sirius était amarré à une mangrove,
pratiquement couché sur l’eau par la force du vent.
Bien sûr ce
bateau n’est pas un foudre de guerre, c’est plus une Land Rover qu’une
Ferrari mais une land Rover passe mieux dans les trous et là où la Ferrari
s’arrête, elle continue lentement mais sûrement. Et c’était justement le
but à sa conception. Dans des moments difficiles, Alex a souvent remercié à
voix basse le constructeur de son bateau.
Alex, ancien ingénieur en
électronique, une tignasse frisée brune un peu grisonnante mais encore bien
fournie, une paire de petites lunettes rondes sur le nez, généralement mal
rasé sauf le jour où sa moustache commence à lui chatouiller le nez, s’est
spécialisé par goût en électronique de navigation maritime et aérienne. Il
a développé un logiciel de navigation et de pilotage en mer qui est devenu
mondialement connu et dont le Sirius utilise une version qu’il a spécialement
adaptée à ses besoins. Il a cessé de travailler depuis quelques années, a
pris un peu d’embonpoint ce dont il se rend bien compte quand il doit monter
en haut de son mât, mais ne semble pas promis à une retraite
tranquille.
Nina sa compagne de quelques douze années plus jeune,
rousse, les yeux verts, les pommettes saillantes parsemées de taches de
rousseurs est professeure en histoire de l’art, elle a fait toutes les études
possibles et imaginables dans ce domaine mais se montre d’une modestie parfois
énervante en ponctuant ses phrases de peut-être pour le cas où on pourrait
croire qu'elle sait. Parfaitement à l’aise sur le bateau qu’elle connaît
par cœur, elle est aussi une centrale d’alarme très performante. Le moindre
petit bruit ou mouvement inhabituel et elle bondit du bateau comme un diable de
sa boîte. Son côté protecteur agace parfois un peu Alex qui reconnaît
cependant que son jugement est généralement bon.
Le Sirius dispose
d’un portique arrière qui sert à beaucoup de choses et le fait un peu
ressembler à un chalutier du KGB. De part et d’autre des panneaux solaires
fournissant l’énergie électrique nécessaire à tous ses équipements, une
forêt d’antennes de différentes hauteurs et formes se partagent ce qu’il
reste de place.
Alex a toujours aimé les antennes. Elles doivent lui
rappeler la fin des années soixante-dix où pendant ses études, il utilisait
ses séances de laboratoire pour mettre au point des émetteurs FM pour les
radios pirates qui allaient plus tard devenir libres. Ses émetteurs étaient
alors cachés dans des camionnettes avec une grande antenne râteau sur le toit
et pendant qu’était diffusée de la musique que l’on n'avait pas
l’habitude d’entendre sur les radios nationales, il jouait à cache-cache à
Lyon avec les camions brouilleurs de TDF sur la colline de La Croix-Rousse,
guidé par des radioamateurs complices.
Des projecteurs, sirènes,
haut-parleurs, feux flash équipent le dessous du portique. À sa base deux
impressionnants bossoirs peuvent supporter une annexe avec son moteur. La
rapidité avec laquelle elle peut être mise à l’eau a un jour sauvé une
vie. Une fois, au mouillage de Grande Anse d’Arlet, Nina qui s’affairait
dans le cockpit, voit au large quelqu’un s’agiter dans l’eau. Visiblement
cette personne a lâché sa planche à voile et poussée par le vent, est en
train de se noyer. En même temps qu’elle détache les palans qui tiennent
l’annexe pendue aux bossoirs, elle appelle Alex. L’embarcation descend
instantanément à l’eau et ils sautent dedans ensemble. Pendant qu’Alex
démarre le moteur, Nina détache les mousquetons d’amarrage puis ils partent
à fond vers le naufragé et le sortent de l’eau de justesse avant qu’il ne
boive sa dernière tasse. Il est ramené vers la plage en crachant toute l’eau
qu’il a avalée. Il suffit parfois de peu pour changer le cours d’une vie.
Gérard est devenu un grand ami de Nina et Alex jusqu’à ce qu’un stupide
camion ne se mette en travers de sa
route.
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